Sur le chantier du château de Guédelon, dans l'Yonne, il n'y a ni camions ni bulldozers, mais des
charrettes tirées par des chevaux. Il n'y a pas de grues, mais des cages à écureuil dont les roues en bois géantes servaient jadis à hisser de lourdes charges. Il n'y a pas non plus de
tractopelles, de bétonnières, de marteaux piqueurs ou de tronçonneuses, mais des pioches, des massettes, des burins, des départoirs, des seaux de mortier et des broches. D'ailleurs, au milieu de
cette forêt si calme, le seul bruit que l'on entend est celui des coups de gouge et de gradine donnés par les tailleurs de pierre.
"Bienvenue au Moyen Âge !" nous lance Maryline Martin, la directrice du site. Débutée il y a plus de
quinze ans, la construction de ce château-fort du XIIIe siècle est aussi lente qu'il y a huit siècles. Et pour cause : seuls les outils, les matériaux et les techniques de l'époque sont utilisés
sur le chantier. Un pari fou lancé par deux amoureux des vieilles pierres et du patrimoine médiéval français. "Avec Michel Guyot, l'initiateur du projet et propriétaire du château de
Saint-Fargeau, il n'était pas question d'employer les moyens modernes d'aujourd'hui en allant s'approvisionner dans les magasins de bricolage du coin. Ça n'aurait pas eu de sens. En fait, on
travaille comme si on était en 1230", sourit Maryline Martin.
Grâce à des sources archéologiques et iconographiques (enluminures, dessins, scènes de travaux),
l'équipe est parvenue à reconstituer un chantier d'il y a huit siècles. En lisière du château, des bâtisses en bois abritent tous les corps de métier participant à l'entreprise : tailleurs de
pierre, maçons, forgerons, charpentiers, tuiliers, vanniers ou encore cordiers... Au total, ils sont une trentaine d'artisans, salariés du site, en tenues de travail traditionnelles, à reproduire
les gestes de leurs ancêtres. À l'image de Didier, bûcheron de 55 ans, qui a dû apprendre à se servir d'outils médiévaux : "Il faut retrouver le coup de main que maîtrisaient nos aïeux. C'est
passionnant de découvrir comment ils travaillaient", explique l'artisan, en train de tailler des tavaillons qui plus tard habilleront la charpente du château.
Au détour d'un bosquet, l'édifice apparaît enfin au milieu d'une carrière avec ses murailles, son pont
dormant, son chemin de ronde et son logis au toit bicolore. De dimensions imposantes (50 mètres de large, 28,5 mètres de haut pour la tour maîtresse et 60 000 tonnes de pierres utilisées), le
château a fière allure. "Ici, tout provient du site, souligne Florian Renucci, le maître d'oeuvre du chantier. Le grès ferrugineux servant à la construction est extrait des carrières du château ;
le chêne destiné aux charpentes est coupé dans la forêt ; l'argile nous sert à la fabrication des tuiles et des carreaux de pavement ; quant à l'ocre, il est utilisé pour concevoir les couleurs
appliquées sur les peintures murales."
Surveillé de près par un comité scientifique composé d'archéologues et d'historiens, le projet obéit à
un scénario historique précis. Objectif ? Coller au plus près de la réalité médiévale pour éviter les anachronismes. "Il n'était pas question de construire un château qui ne soit pas crédible à
cette période, renchérit le maître d'oeuvre. Il a donc fallu délimiter une échelle de temps, déterminer le rang social du futur propriétaire et la manière dont on bâtissait un tel édifice à
l'époque." Le saut dans le passé commence en 1229, au temps de Louis IX et de Blanche de Castille. Sur le point d'épouser la nièce d'un vassal du roi, un modeste seigneur se fait bâtir un château
en pierres. Les travaux doivent durer 25 ans. "Voilà l'histoire que l'on a imaginée et à partir de laquelle on travaille, en restant le plus fidèles possible aux méthodes employées jadis",
poursuit-il.
Fin des travaux en... 2022
Le résultat est étonnant. Dans chaque pièce du château, on s'attend à croiser le propriétaire des lieux
: dans sa chambre circulaire surmontée d'une impressionnante voûte à croisée d'ogives, dans la cuisine où trône une cheminée magistrale ou encore dans la grande salle dédiée aux banquets, à la
danse, à la musique et aux récits de guerre. De quoi troubler les visiteurs : "On a vraiment l'impression de voyager dans le temps, d'être au Moyen Âge, alors que le château est en cours de
construction, reconnaît Virginie, une touriste parisienne. Les ouvriers ont vraiment de la patience, ils montrent tout leur savoir-faire."
Ouvert huit mois par an (de mars à novembre) et financé en partie par les recettes des visiteurs (300
000 par an), le chantier est loin d'être achevé. Si le bâtiment principal attend seulement des éléments ostentatoires, les quatre tours qui ceignent le château sont encore en travaux. Posté à
plus de 20 mètres du sol, Philippe, maçon de 58 ans, bâtit la tour maîtresse depuis dix ans. "Avec la retraite qui approche, je ne verrai sans doute pas la fin de la construction, regrette-t-il.
On pose les pierres une par une, et il reste près de 4 mètres de mur à élever, sans parler de la charpente. C'est un travail de longue haleine."
Selon Maryline Martin, les travaux devraient prendre fin en 2022. À moins que... "Guédelon est un
chantier sans fin, reconnaît-elle. D'autres projets sont en ce moment à l'étude, dont l'un se concrétisera dans les prochains mois." Non loin du château, au bord des étangs qui couvrent les 80
hectares du domaine, un moulin hydraulique tel qu'on pouvait en voir au XIIIe siècle est en train d'être construit. Si tout va bien, des meuniers y produiront de la farine dès l'année
prochaine.