Nos cadeaux nous trahissent
A quoi servent les cadeaux ? A faire plaisir à l’autre…
et à soi.
Enquête sur une vraie-fausse générosité et
décryptage de nos comportements au pied du sapin.
Au début du siècle dernier, Marcel Mauss, ethnologue,
entreprend d’étudier le don dans les sociétés dites archaïques.
Il se rend notamment chez les Maoris de Nouvelle-Zélande
et chez les Kwakiutls, peuple amérindien du Canada.
Ses observations, consignées en 1925 dans son fameux Essai sur l
e don ( In Sociologie et Anthropologie - PUF, “Quadrige”, 2004),
restent curieusement d’actualité pour comprendre ce qui se passe
sous nos sapins, lorsque nos petits souliers s’emplissent de
tasses à fleurs, de boutons de manchettes ou de CD par milliers.
Comme dans la kula, le système d’échange des Maoris, ou dans
le potlatch, son équivalent chez les Kwakiutls, nous jouons nous
aussi le jeu de « l’échange volontaire obligatoire » :
nous offrons en partie parce que nous le voulons bien,
et en partie parce que la tradition nous y oblige.
Nous sommes même, révélait l’ethnologue, soumis à une
triple obligation : celle de donner, mais aussi de recevoir
(qui ose dire « non merci » au cadeau de tante Nicole ?)
et de rendre cadeau pour cadeau, faute de quoi nos relations
peuvent être rompues.
Des demandes d’amour
Sur le plan psychologique, ces règles ont quelques conséquences.
« En principe, nos cadeaux sont des témoignages d’amour,
note le psychanalyste Samuel Lepastier.
Une nourriture affective qui trouve son prototype dans le don
de nourriture de la mère à son enfant.
Le cadeau réussi est par conséquent celui qui, de la même manière,
satisfait le besoin le plus intime de la personne qui le reçoit. »
En réalité, « donner, c’est prendre, poursuit la psychologue Maryse
Vaillant. C’est une idée qui choque notre imaginaire judéo-chrétien,
où le don se doit d’être gratuit et désintéressé.
Mais, comme dans le potlatch de Mauss, nous mettons notre bénéficiaire
en position de débiteur.
Nous attendons en quelque sorte un retour sur investissement.
A ce titre, ceux qui donnent le plus sont souvent ceux qui ont tendance
à se plaindre de l’ingratitude des gens. »
Sous des dehors généreux, nos cadeaux seraient donc,
avant tout, des demandes d’amour.
Des miroirs de l’âme
Alors que la psychanalyse n’en était encore qu’à ses balbutiements,
Marcel Mauss faisait une autre découverte :
les cadeaux ont une âme. En langue maorie, on dit qu’ils
contiennent le mana, l’essence spirituelle du donateur,
mais aussi le hau, l’esprit de l’objet offert.
On tremble en apprenant que « le mot indien pour cadeau,
sabir chinook, signifie à la fois don… et poison »
(extrait de « Marcel Mauss aujourd’hui », un article du sociologue
Jean-Paul Molinari consultable sur Internet :
www.revuedumauss.com.fr).
Quoi qu’il en soit, « le cadeau symbolise la personne aimée,
résume Samuel Lepastier.
Tel un doudou, il nous rappelle sa présence et nous aide à s
upporter son absence. »
A l’inverse, il cherche également à symboliser le bénéficiaire,
en répondant à ce que nous présumons de ses goûts et
de ses centres d’intérêt. «
C’est pourquoi un cadeau raté nous blesse tant, explique Maryse
Vaillant.
Car celui-ci révèle à quel point le donateur nous connaît mal,
et dévoile l’image dans laquelle il essaie de nous enfermer. »